Biographie

Il y a mille façons de parler d’un artiste. Plus je connais Momcilo Milovanovic, plus je comprends son oeuvre et bien d’autres choses encore au delà de ce qu’est l’Art aujourd’hui.


“Milo” est né en Serbie le 29 novembre 1921, dans une petite ville; Smederevska Palanka. De l’âge de 2 ou 3 ans à ses 8 ans, il vivra dans un village, Banicina, distant de sa ville natale d’à peine dix kilomètres, mais à cette époque-là, on comptait encore en heures de marche.


Son père et son oncle, épiciers, s’associent et s’installent à la périphérie de Belgrade. Tandis que tout jeune enfant à Banicina, Milo passait pour un gamin de la ville dans ses petits costumes, le voilà accoutré comme un paysan en grosse blouse au milieu de ses nouveaux camarades. Cette origine campagnarde marquera profondément Milo, tant dans son attachement à la terre, à sa terre, que dans son goût taciturne pour les matériaux bruts.


Milo n’aimait pas l’école. Il termina sa 2ème année de lycée et abandonna en 3ème.Il devient apprenti. Chez son père. Qui le traite avec autorité. Ce n’est qu’après ses deux premières années dans le commerce familial qu’il perçoit des premières gages. Il est aussi employé aux livraisons que l’on faisait alors à dos d’homme, dans de larges hottes. C’est ainsi qu’il approvisionne régulièrement en sacs de pommes de terre un petit détaillant situé à quelques kilomètres de là, non loin d’un observatoire astronomique. Et par tous les temps - qu’il pleuve ou qu’il neige -, il poursuivra son labeur jusqu’en 1943. Il a 22 ans.


De cette longue période que l’on dira d’adolescence en donnant au mot un peu d’extension, Milo se souvient qu’il aimait à lire des romans policiers, petite littérature d’évasion, brochures de quatre sous qu’il se procurait en cachette - car les livres étaient interdits de séjour dans la maison familiale. Il arriva se qui devait arriver, il se fait surprendre en train de lire et ses parents brûlent sa minuscule bibliothèque de gare. Ils redoutaient sans doute que cette activité malsaine ne nourrît chez leur fils quelque penchant à la paresse ou, pis encore, des idées dangereuses et incontrôlables.


Milo n’a donc plus de livre. Il ne lit plus. Ses amis à cet âge sont fils de coiffeur, de boucher, de petits artisans et commerçants, bref issus du même milieu que le sien, et toute cette jeunesse se prépare, tant bien que mal en pleine guerre mondiale, à des destinées convenables de petits bourgeois laborieux. On s’habille comme on peut. On grandit trop vite. Milo n’ose pas encore approcher les filles; Il se trouve un air ridicule dans ses vestes trop courtes, avec ses larges mains qui dépassent lamentablement de manches comme remontées au milieu des bras.


Nous sommes en 1943. Milo est réquisitionné pour le Travail obligatoire, mais il parvient à s’échapper du convoi à Maribor, en Slovénie, et gagne Vienne où il se réfugie chez des amis. Grâce à des complicités, il occupe, pour survivre, divers emplois précaires. Tel étudiant serbe de ses proches l’incite à s’inscrire à la Kunstakademie “en s’arrangeant pour les diplômes” et lui parle de la Pinacothèque de Munich.


Avec une folle insouciance, sans papiers, sans argent et, bien entendu, sans billet, tous deux prennent le train pour s’y rendre. Ils sont arrêtés à Linz par la Gestapo et placés dans un camp de travail, en attendant leur jugement. (Son compagnon d’infortune reprendra ses études après-guerre et deviendra professeur d’allemand.)


Nous sommes au début de l’hiver 1944. La condamnation va bientôt tomber. Au delà des grilles du camp, des lapins courent dans la neige. En deçà, des hommes meurent de froide, de faim, d’épuisement. Dans la baraque, la nuit, quand on ne peut pas bouger pour se réchauffer, on gèle. Un peintre russe abrite Milo tant bien que mal sous son vieux manteau tiré en couverture. A l’approche de Noël, le commandant fait confectionner pour son fils un petit cirque de bois. Milo en dessine les figurines et les animaux. L’atelier est chauffé. Par la suite, notre jeune prisonnier aura pour mission de désinfecter les ambulances ...


Transféré dans un camp de transit, Milo s’en échappe par le toit des cuisines. Il contacte à Vienne un ancien employeur qui accepte, malgré les risques , de le reprendre dans sa fabrique de paniers d’osier où ne travaillent pratiquement que des jeunes femmes.


L’arrivée des Russes marque la fin de la Guerre. Milo souhaite s’enrôler dans l’Armée rouge pour continuer les combats de libération vers l’Ouest. Son engagement volontaire est refusé. Les Soviétiques lui conseillent de rejoindre son pays pour être incorporé dans les troupes nationales; C’est à pied que Milo se rend à Budapest. De là, il parvient à monter dans un des rares trains qui circulent alors, archibondés, et il gagne la frontière yougoslave. Il n’a pas de papiers, mais il sait lire et écrire, si bien que les autorités le retiennent quelques semaines et l’emploient aux écritures. Il est difficile de se faire une idée de la désorganisation et des troubles qui sévissent à cette période. Les postes frontière, tenus par les partisans, servent de “centres de tri”, nombreux sont les intellectuels ou les “opposants supposés” qui disparaissent à l’occasion du “contrôle”....


A peine arrivé à Belgrade, Milo n’a pas le temps d’aller se présenter au bureau de recrutement, il est immédiatement appréhendé, dans la rue, par la police qui vient de repérer un groupe de jeunes gens sans uniforme achetant des glaces. Le voici sous les drapeaux pour deux ans. Il est envoyé à la frontière roumano-bulgare où il retrouve ses armes principales dans cette armée aux généraux illettrés: le crayon et la plume.


Quand il quitte le service militaire, il trouve un emploi de bureau dans une entreprise d’Etat de travaux publics. Il suit des cours du soir dans une “académie de commerce.” Une collègue qui le voit dessiner à ses moments perdus l’incite à fréquenter les Beaux-Arts. Elle est elle-même l’épouse d’un professeur de l’Ecole. Il gravit rapidement les échelons, encouragé par la nouvelle hiérarchie du parti communiste, mais il est bientôt rétrogradé quand on comprend qu’il ne prendra pas sa carte. Vraiment, ce jeune homme n’est pas raisonnable: prépare-t-on le concours d’entrée aux Beaux-Arts quand s’offre à vous une prometteuse carrière administrative !


Il intègre l’Ecole en 1950, démissionne de son poste et va connaître “ses plus belles années” en se consacrant à sa formation artistique, recourant, pour subsister, à des expédients aussi rudes que scier du bois, ou décharger des wagons de charbon. Dès le début de sa scolarité, il a découvert sa voie dans la sculpture; Après son diplôme, il est, d’ailleurs, admis à un magistère de sculpture qu’il doit interrompre au bout d’un an, faute de moyens financiers. Il accepte donc un poste de professeur d’éducation artistique dans un lycée du Nord, à Kikinda. Quelques mois plus tard, il obtient une bourse d’études qui lui permet de terminer sa spécialisation à Belgrade.

Nommé professeur dans un collège de la capitale, il se marie, a bientôt une fille, Maya, mais la discorde s’installe dans le ménage et Milo abandonne son poste et part seul pour Paris. Nous sommes en août 1960. A l’arrivée, il a cinquante francs en poche et une valise remplie de boîtes de sardines.


Grâce à une étudiante japonais, il trouve à se loger provisoirement à la Cité Universitaire et ne tarde pas à fréquenter un atelier, en banlieue, où l’on récupère des métaux rouillés. Pour réaliser ses premières sculptures, il va souder des déchets métalliques. Il peint également sur bois. Il vient d’élire domicile dans un petit hôtel de la rue Descartes. Pour lui qui n’a jamais un sou vaillant, l’acquisition, à cette époque, d’une bicyclette est à tous égards une grande affaire. Il continue de peindre et de sculpter et décore sa chambre de ses propres oeuvres. Souvent, il échange des tableaux contre des tickets de “Restau-U”. Il amadoue même ainsi la caissière d’une cantine, rue de Médicis.


En mars 1961, après avoir fréquenté pendant deux mois l’Alliance française, il rencontre une jeune Allemande, Ute Kehr, qui deviendra sa femme, et il aura avec elle trois enfants: une fille Michaela, en 1962 et deux fils, Momcilo Junior, en 1963 et Marko, en 1965.


Ce printemps 1961 est faste pour Milo. En avril, il expose à la Galérie des jeunes, rue Saint-André-des-Arts. Denys Chevalier le remarque. Le ministère s’intéresse à lui, mais lui, tout à ses embrasements amoureux, ne s’intéresse qu’à sa toute jeune compagne. C’est à cette époque-là que le maire de Mantes lui propose de l’accueillir et Milo s’établit ainsi dans cette commune où il réside encore aujourd’hui. Il y a d’ailleurs réalisé plusieurs oeuvres pour des bâtiments publics (sur les expositions et les réalisations du sculpteur, cf. infra curriculum).


L’itinéraire de Milovanovic est révélateur des circonstances de l’après-guerre, du cosmopolitisme artistique de Paris et des choix esthétiques propres à cette génération.


Momcilo reçoit une formation classique. L’art restait figuratif en Yougoslavie. Révolution n’emporte pas audace en art! C’est en arrivant à Paris que Milovanovic découvre l’abstraction. Il s’y engage, mais revient au figuratif dans les années soixante. Il traite alors surtout des formes humaines stylisées. C’est en 1970 qu’il rompt définitivement avec cette tendance. Voici près de vingt ans également qu’il a rangé ses pinceaux pour se consacrer exclusivement à la sculpture. Je voudrais insister sur certains aspects de son travail.


* * *


Milo utilise tous les matériaux : bois, marbre, métal, cuivre, bronze, béton plastique. Il n’a pas réellement de préférence même si, récemment, il a beaucoup travaillé le bois et la pierre. Il aime attaquer des blocs et dégager une forme. De ses origines et de ses difficulté d’existence, il a gardé ce goût pour les matériaux perdus, usagés, qui ont déjà accompli une première fonction. Il fait plaisir a voir quand il récupère une traverse de chemin de fer, noircie par le passages des trains, ou des blocs de pierre dans un chantier de démolition.. Il est attiré par le désir de les transformer !


Voilà également une vrai message de l’art, un lien profond avec la condition sociale de l’artiste. Il ne s’agit pas seulement d’une revendication portant sur des objets qui ont fait leur temps, mais c‘est aussi le symbole d’une situation qui relègue l’artiste à la marge de nos activités, le condamnant à consommer nos déchets industriels, le reliquat de nos destructions. Je ne réduis par l’art contemporain à cette vision apocalyptique. Je dis, en outrant évidemment le trait, que ce fait est répandu, qu’il est significatif.


Tout aussi bien Momcilo traitera des “matières nobles”. Tout aussi bien en effet, c’est-à-dire sans faire de différence. Je vois toujours en lui ce Serbe rude, économe des produits de la terre, prompt à se réjouir de gains inattendus. D’autres sont passé, abandonnant, qui un billot, qui un cube. Res nullius, res derelictae ...Milo s’empare de ces biens sans maître, avec cet étonnement, ce bonheur naïf, cet enthousiasme, de quelqu’un qui ne comprend pas un tel gaspillage. Pour lui, pratiquement tout a sa beauté, on le voit dans son regard, dans son sourire, dans cette énergie qui tout à coup le fait vibrer: une barre de bois mal équarrie, une pierre aux angles éclatés, le moindre objet est nimbé de vie. Est-ce par la promesse du travail qu’il va y imprimer? Est-ce par un sens immédiat et constant du merveilleux? Je crois bien que tout cela joue ensemble.


Mais les choses ont un rythme à elles; Tantôt Milovanovic entreprend directement une pièce, tantôt son choix met longtemps à mûrir. Il se fait des croquis qu’il abandonne, qu’il modifie, qu’il reprend.


Probablement comme tout art, la sculpture n’est pas contenue dans son résultat. C’est d’abord une relation active avec la nature, la physis. C’est un métier manuel où la rigueur et l’habileté se conjuguent. La sculpture concrétise un rapport de forces, de forces authentiques. L’oeuvre de Milovanovic nous fait bien toucher cette réalité-là. S’il cherche pour chaque objet une forme géométrique, c’est sans doute un mode de sacralisation simple qui indéfiniment lui semble la meilleure empreinte de l’Homme sur la Nature.


Il dresse des statues aux formes épurées, harmonieuses, des totems. On ne le remarque au début, mais les dessins, les lignes, les creusement, les saillies, apparemment, rien n’agresse, tout a trouvé son équilibre. Je me suis longtemps demandé se que signifiaient ce respect, cette absence de trouble, cette intemporalité. Je crois qu’en définitive, c’est une offrande. Ce n’est pas une manie de l’ordre. C’est un hommage discret, un salut. Les choses sont en place. L’homme a planté une oeuvre élémentaire au milieu du monde. Rien n’est rompu. Tout demeure. Il offre ainsi un point de correspondance, de ralliement, de référence, dans un espace plus vaste, qu’il s’agisse d’un site pittoresque ou d’un ensemble urbain.


Y a-t-il un secret dans l’oeuvre de Milovanovic? Sans doute, mais pas plus qu’en toutes choses, semble-t-elle témoigner. Elle nous donne des clés cependant. Mais les clés sont partout. Elle nous rappelle plus profondément que les serrures sont la vie elle-même, la matière même de la vie et il m’a fallu longtemps pour parvenir à la conviction que la matière dominait la sculpture, non point qu’elle l’écrasait, mais qu’elle la manifestait. La sculpture nous parle de la matière. Elle ne fait pas que l’utiliser comme langage. Elle nous renvoie à elle en silence. Et si la matière respire, nous nous interrogeons parfois comme amateurs sur notre propre respiration, ç son contact. Nous sommes alors à deux doigts de penser que la sculpture a manqué le message de l’Homme - vaniteux que nous sommes...


Par l’intervention humaine qu’elle suppose, la sculpture dispense un surcroît de sens humain. Elle n’a rien à perdre à livrer la vérité de son matériau, à la mettre à nu, à taire les artifices, les fioritures, à retrouver le galbe et le grain, renouvelés sous tous les angles par la patiente persévérance du sculpteur - celui-là même que des jeux apparents de répétition semblent avoir peu à peu effacé dans l’oeuvre elle-même.

Cette dimension est bien au coeur de l’oeuvre de Milovanovic, avec des déclinaisons, ses motifs inversés. Pourtant, pas de suite monotone, mais un ensemble, une articulation d’impression qui font un tout et c’est avec une force déconcertante que les masses, les unités, s’imposent, comme si les sculptures étaient vouées aux volumes qu’elles occupent, aux proportions qu’elles ont prises. Avec Milovanovic, nous comprenons qu’il y a une justesse à chaque échelle.


C’est ainsi : Milo n’a pas besoin de tourmenter la matière d’idées “originales”. S’il y a une pensée chez lui, elle est faite de petits riens, dénués de toute prétention. C’est d’abord l’accord de l’Homme avec la nature. La visée de l’artiste est d’accueillir ce qu’il transforme. Et c’est sans avoir l’air que les sculptures de Milo se gravent comme des emblèmes dans notre imaginaire et nous gardons en mémoire leur silhouette, leurs traits, leurs masses, comme s’il s’agissait d’un peuple familier qui doit habiter nos lieux.


Avec Milovanovic, on ne peut pas fuir, on ne peut pas élucubrer. Il n’y a pas d’espace pour l’anecdote. Il n’y a pas non plus de refus, de protestation, d’extravagance. On sent la poigne ferme du sculpteur. On sent la présence simple de l’objet. Et tant pis pour nous si nous ne savons plus admettre l’art qu’à condition d’épater le bourgeois et de spéculer sur l’éphémère! Et tant pis pour nous si nous ne savons plus considérer l’artiste comme un membre de notre communauté, sans avoir besoin d’étrangler quelques sottises entre deux petits fours ! Viennent ceux, nombreux viennent ceux qui savent s’asseoir sur un banc à la promenade du soir, qui regardent leurs semblables sans ciller. Toute en poursuivant leurs paisibles conversations, ceux-là jetteront un regard tranquille sur l’orbe ou le monolithe que Milo aura déposé dans un jardin public, dans la cour d’une école ...


Christian ROBLIN